Sentiment d’abandon, désir de liberté

Dans la littérature polynésienne

 

La littérature est à considérer sous les angles suivants : la créativité, l’imagination, l’orchestration des personnages, de l’intrigue et de la narration, la réflexion, l’esthétique et le dévoilement d’un monde. Ecrire est un « acte de générosité » d’une femme ou d’un homme libre qui s’adresse à des hommes libres. La littérature n’a qu’un seul sujet, affirme Sartre, c’est la liberté.

Et ce n’est donc pas hasardeux, que les premiers écrivains de Polynésie française qui aient fait parler d’eux soient contestataires. La littérature, c’est la liberté. Mais la liberté de la littérature ne s’arrête pas à une idéologie, elle la dépasse dans une volonté d’anticonformisme. Ecrire, c’est penser et lire, c’est tolérer.

La valeur qualitative de la production littéraire et la façon dont elle est réceptionnée par le public reflète toujours l’état de santé d’une société.

Une théorie littéraire polynésienne se dessine et son embryon est L’allégorie de la Natte.

[1] Cette allégorie écrite par Jean-Marc Pambrun en 1993, prend sa source dans la symbolique du tressage. Interpréter cette allégorie nous permet d'aborder une écriture spécifiquement océanienne et de pénétrer le monde de la fiction et de la réflexion polynésienne.

Il se peut que L’allégorie de la Natte nous serve à mouler ou plutôt à mieux comprendre la psychologie et l’évolution des personnages dans diverses fictions, car elle aborde la question de l’entrecroisement des contraires sans aliénation (soit, le tressage de la Natte) dans l’écriture polynésienne. Il ressort bien souvent que dans les fictions contemporaines insulaires, nous retrouvons une chose et son contraire : illusion/ science, rationel/onirique, traditionnel/moderne. Dans Le Bambou Noir[2], c’est l’espace qui est mis à l’épreuve (enfermement/ouverture), Mutismes[3] est un tressage de silences et de cris, L’île des Rêves écrasés[4] est un entrecroisement de réalisme abrupt et de rêves illusoires, Matamimi[5] est un croisement de personnages ‘vivants’ et morts.


Plus clairement, il s’agit d’aborder la littérature insulaire ainsi : en identifiant une chose et son contraire, à l’intérieur du texte. Soit, par exemple la présence du thème de l’abandon, et son contraire, le thème de la volonté de détachement : la liberté. C’est ainsi qu’il faut aborder la littérature polynésienne francophone ; toute œuvre littéraire renferme une contradiction et la théorie de la Natte consiste justement en un tressage, un croisement de cette contradiction dans l’histoire racontée. Notre littérature est celle du tressage plus que celle du métissage que l’on retrouve dans la littérature afro-antillaise par exemple (pas de créolisation de la langue).[6]

Non-dits et sentiment d’abandon

 

La théorie de la déconstruction est une lecture rapprochée du texte ; on essaie de comprendre pourquoi et jusqu’à quel point le non-dit est repoussé : le non-dit signifie ce qui est absent du texte. C’est l’élément du tableau que le peintre a omis d’insérer. Le non-dit qui transcende l’essentiel de nos auteurs, c’est l’absence du père. Plus exactement, l’absence de père dans la littérature polynésienne marque, peut-être, le traumatisme colonial du 19ème siècle, la recherche du Metua[7] ou pourquoi pas la volonté de rébellion contre l’ordre établi. La critique de la déconstruction évolue autour du mot absent ou du référent qui se « dissout », qui disparaît dans le texte.

 

Dans Je reviendrai à Tahiti[8] où se trouve la mère des enfants ? Pourquoi le père est-il absent, ne fait-il que figure décorative ?
Où est le père dans Le Bambou Noir ?
Que fait-il dans Mutismes ?
Pourquoi le père de Matamimi est un ‘demi dieu’?
Pourquoi préfère-t-elle transférer dans le politique un second père, qui s’avère, au fond, indifférent à sa progéniture partisane ?
Pour quelles raisons les deux personnages femmes des romans de Je reviendrai à Tahiti et Mutismes ont-ils une liaison amoureuse avec un homme plus âgé ?
[9]


Où se trouve le père de Materena[10]?
Pourquoi le père de Sophie est-il si passif, pourquoi délègue t-il tout à sa femme au point de la laisser déchirer le lien qui lui reste à l’enfant, en l’envoyant en France ?
[11]
Même Lettre à Poutaveri[12] substitue le père par le missionnaire ‘aux mots’. Donc cette absence ou cette substitution du père va bien au-delà de l’histoire coloniale. Dans ses ‘mémoires’ la Reine Marau efface le père, elle n’a plus de modèle pour gouverner, les  hommes de son entourage la maltraitent. Elle ne peut pas s’identifier à ces ‘étrangers’ qui lui disent quelles décisions prendre, pas plus à ces chefs de districts qui sont sur le point de signer un accord malgré elle, pas plus à un fils alcoolique qui l’a battue pour de l’argent.


 

La figure du Pater hante l’écriture, comme si les auteurs étaient à la recherche d’un Metua. Et pourtant, ce père, quand on le croise, on lui manque de respect : le rapport de Clara[13] au vieux, un semblant incestueux même s’il ne l’est pas, est celui de la transgression. Elle fait tout pour le mettre mal-à-l’aise, elle ramène des filles à la maison, elle vide ses bouteilles, elle essaie de le ridiculiser dans les moments les plus intimes. Dans Mutismes, c’est encore plus révélateur lorsque la jeune femme qui doit être confiée à son père, éprouve le sentiment d’abandon : « la punition avait laissé place à l’abandon. Elle déléguait ses pouvoirs à un homme qui nous avait fait souffrir, à cet homme pour qui j’avais un immense mépris […] L’abandon, la solitude, ont un arrière-goût âpre, comme la mort » et puis, le personnage  a une prise de conscience, lors de sa rencontre avec la prostituée Lola:« Je ne voulais pas qu’elle s’abandonne… » [14]

 

La littérature locale condamnerait-elle le charisme du Pater souvent incarné par l’homme politique, qui lui, est toujours de passage dans les textes ?
Le discours est-il politiquement plus subversif qu’on ne le pense ? Ne va-t-il pas plus loin qu’un rejet de paternité ?
Finalement, les pères de l’île sont-ils des imposteurs ?
Si ce refoulement du père fictif est exprimé dans notre imagination littéraire,  il  est présent dans le subconscient collectif, c'est-à-dire, dans le peuple. Sans père, il ne peut y avoir d’ordre, mais rébellion et délinquance, perdition, arrivisme, ou père imposteur. Ceci est en contradiction absolue avec le conformisme politique qui, lui, voue un culte disproportionné au Père, comme finalement pour combler un manque, un vide.


Notre littérature insulaire transperce la couche du politiquement correct, du religieusement établi pour dénoncer ce que l’on refuse de voir : le sentiment d’abandon.

Les insulaires sont des abandonnés du monde, éloignés de tout et des autres. Si la littérature ne s’accroche pas un peu plus à l’universalité de ses personnages, elle risque l’implosion. En disant et répétant « ton corps, c’est ton pays » la mère de Matamimi affirme que l’universalisme est sa nation, qu’elle doit se construire d’elle-même, sans père pour modèle : on aboutit donc à la LIBERTE absolue, sans autre modèle que soi-même, le rêve d’Adam et d’Eve, et d’être les Premiers. On remplace le père, on le détrône et on prend le pouvoir. Jimmy Li, lui, prendra la voix du père dans Adieu l’étang aux chevrettes[15]: sa lettre au fils est un témoignage, où il lui demande de ne pas oublier qu’il y a un fond de chinois en lui. L’auteur a transgressé cette pudeur du père, qui est également, parfois, la cause de son mutisme.

 

Sentiments d’abandon et désirs de liberté, dépendance affective et indépendance relative, c’est l’entrecroisement des contraires sans aliénations. Soit la théorie de la Natte, de Jean-Marc Pambrun : C’est un tressage complexe mais créateur du texte littéraire et il se ressent trop souvent dans notre littérature, libre et délaissée, pour être ignoré.


Article paru dans DIXIT 2006-2007, pp 266-267



[1] Consulter le blog de Jean-Marc Pambrun pour la première analyse complète de L’allégorie de la Natte : http://blog.lecriturien.org/post/2005/08/10/75-lespace-dans-lecriture-polynesienne  

[2] Jean-Marc Pambrun, Le Bambou Noir Papeete : Editions Le Motu, 2005.

[3] Titaua Peu, Mutismes. Papeete : Haere Po, 2003

[4] Chantal Spitz, L’île des rêves écrasés Papeete : Au vent des îles, 2003.

[5] Ariirau, Matamimi Papeete : Au vent des îles, 2006.

[6] Rappel : ‘Metis’ en grec signifie ‘sagesse’

[7] Père fondateur, Pater.

[8] Ariirau, Je reviendrai à Tahiti Paris : L’Harmattan, 2005

[9] Lorsque Je reviendrai à Tahiti a été écrit entre juin et août 2004, Ariirau vivant aux Etats-Unis depuis 1997, ne connaissait pas Mutismes (lu en mars 2005) et donc n’a pas été influencée par ce livre.  Consulter le blog de Jean-Marc Pambrun sur les approches de la sexualité des deux auteurs et leur traitement du corps de la femme foncièrement dissimilaires. http://blog.lecriturien.org

[10] Célestine Hitiura Vaïté, L’arbre à Pain. Papeete : Au-vent-des-îles, 2003

[11] Marie-Claude Tessier-Landgraff, Hutu Painu. Papeete : Au-vent-des-îles, 2004

[12] Louise Peltzer, Lettre à Poutaveri. Paris : Au-vent-des-îles, 1995

[13] Je reviendrai à Tahiti, 58-59

[14] Mutismes, 125

[15] Jimmy Ly, Adieu l’étang aux chevrettes Papeete : Te Ite, 2003

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