Extrait d'entretien, en attente de parution.
Le bambou noir

Rencontre avec Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun

À New York City.

"Se consacrer à l'art, c'est se mettre hors du monde"


Du 21 au 23 mai 2005, Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun, auteur polynésien, longtemps controversé dans le monde politique tahitien pour son militantisme culturel et indépendantiste, qui fut parfois exclu officieusement de la scène littéraire de la Polynésie française avec, entre autres, l’empêchement d’une représentation de sa pièce "La nuit des bouches bleues", à la Maison de la culture de Papeete, a brièvement séjourné à New York.

Je l’ai invité à laisser à la bibliothèque universitaire de New York, Bobst Library, ses ouvrages, dont certains n’étaient plus édités, faute de l’être à compte d’auteur :

ü      Le Sale Petit Prince (pamphlets),

ü      L’allégorie de la natte (approche théorique de l’écriture polynésienne),

ü      La fondation du marae – La légende du Scolopendre de la Mer Sacrée,

ü      Huna ou Secrets de famille (nouvelles),

ü      La nuit des bouches bleues (théâtre),

ü      Les parfums du silence (théâtre, Prix Fiction 2004 du Livre Insulaire d’Ouessant).

Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun, écrivain tahitien, a posé son regard sur sa propre écriture pour livrer ce à quoi il tient autant qu’à la prunelle de ses yeux.

L'entretien au complet, sa table des matières:

1-un roman impressionniste;
2- L'esquisse: En quoi l'art peut servir la cause de mon pays?.
3- Le Tahitien et son rapport à l'espace;
4-Le Tahitien et sa relation aux femmes;
5-Le traitement du corps;
6-Le temps de la construction;
7- L'irrationnel ma'ohi;
8- Le Tahitien est-il un guerrier contemporain?.
9- Le décollage du mythe;
10- La légitimité de l'écriture polynésienne: rétablir les choses;
11- écrire un roman: la projection du fantasme;
12- La question de la marge;
13- La chute sur la Natte;
14- Ecrire sous un pseudonyme


Ariirau – Si tu devais définir le genre littéraire du Bambou noir, quel serait-il?

Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun:

Je qualifierai Le bambou noir de roman impressionniste. Il [sous-entendu le narrateur] a essayé d’écrire son roman comme s’il peignait un tableau, avec tous ses détails… Il s’en dégage beaucoup de ressenti et parfois on se demande quelle est la part de projection du personnage dans sa vision de la réalité.

Dans cette esquisse, il projette son vécu sa perception subjective de la réalité.
J’interprète donc « impressionniste » au sens premier du terme, celui de l’impression.

C’est un personnage de l’instinct, un personnage ambigu : il donne l’impression qu’il est froid, rigoureux; on découvre qu’il est lecteur de travaux sociologiques… Il a une certaine rigueur scientifique, mais
tout cela est traversé par l’intuition. C’est l’instinct qui le fait fonctionner
.

Le paradoxe entre ses lectures et les interprétations qu’il en fait. Le paradoxe entre la réalité et la façon dont il la perçoit. La dimension des rêves est donc essentielle, puisque c’est un être gouverné par le monde de l’irrationnel
.

A- Qu'apporte l'utilisation du passé-composé à ce roman?

JMP.
C’est une intention au départ d’écrire au passé composé. J’ai voulu composer ce roman comme si je parlais à quelqu’un, sur un mode verbal : j’ai voulu « raconter » une histoire, une confidence et je me suis tenu à ce temps-là sur toute la fiction.


Ensuite,
ce temps correspond à l’idée que je me fais de la restitution du passé chez le Polynésien aujourd’hui. Même dans sa langue ou dans l’écriture tahitienne, il parle au passé composé. L’emploi de ce temps serait plus « lisible » pour le Polynésien.


Ma troisième intention, vis-à-vis du lecteur métropolitain, est d’affirmer :
voilà comment nous parlons, lisez-nous de cette manière-là, écoutez-nous de cette manière-là


La quatrième dimension dans la structure du texte est
l’absence de dialogue.…


Un texte sans dialogue, tout à fait vraisemblable dans le monde culturel polynésien, où des gens peuvent discourir pendant des heures, une nuit entière... un monologue à la troisième personne… 
Le Tahitien peut être n’importe quel Tahitien. On sort du nous : quand le Polynésien raconte une histoire, il emploie le nous, mais s’il raconte l’histoire d’un guerrier, il emploie le il.


J’ai décidé de m’insurger contre les préjugés de l’écriture envers ce temps « commun », contre cette idée que le passé composé, c’est la langue du pauvre, c’est pauvre… J’ai donc fait un exercice de style de façon à donner au passé composé une nouvelle dimension littéraire, j’ai décidé de l’enrichir. Le passé composé est un temps qui peut atteindre aussi des paroxysmes de poésie, de tournures de phrases. Cet emploi du temps passé composé est aussi une façon de rendre hommage aux Polynésiens.


Et l’exemple de la Bible est révélateur : la Bible a été traduite au passé simple pour les Occidentaux et au passé composé pour les Polynésiens…


[...] Le passé composé est un temps de la construction. Si j’avais écrit mon texte au passé simple, il se serait écroulé, il aurait perdu de sa sensibilité. Non, je ne peux pas faire ça, ce serait une trahison. Demander à un Polynésien de raconter une histoire au passé simple? Non, je n’aurais pas pu réécrire mon roman au passé simple.


L’irrationnel ma’ohi



A. – La relation au rêve, le poids de l’inconscient et les expériences de transcendance de tes personnages, que ce soit dans La nuit des bouches bleues, Huna, La légende du Scolopendre… sont un thème récurrent.



JMP.
À part Le Sale Petit Prince, toute mon écriture s’inspire du rêve.


Le rêve fait naître les plus belles histoires que même les hommes les plus ingénieux n’auraient pu inventer. Quand on voit un message en rêve, c’est le génie : je pense au « génie de la lampe »…

Ce n’est pas l’artiste qui est un génie, mais plutôt ce qui lui arrive. C’est le génie qui lui envoie un certain nombre de choses.

Sans les rêves, les inspirations, sans ces choses qu’on n’a pas élaborées intellectuellement, on ne serait rien du tout.
Je remercie mes tupuna[1] qui, par le rêve, me donnent envie de parler, d’écrire…


Le rêve est en quelque sorte mon fil d’Ariane. C’est-à-dire que je conçois le livre, je sais ce que je vais écrire, mais je n’arrive pas à écrire tant que je n’ai pas un rêve déclencheur.
  

Ce qui m’intéresse se trouve au-dessous de « cette écorce terrestre ». [...]



Le bambou noir : le Tahitien, e
st-il un guerrier contemporain ?


JMP.

– Oui. On sent dès le départ un être solide. Tout est concentré dans l’esprit. Il se prépare à devenir guerrier. Quand il rentre à Tahiti, finalement, il ne fait pas grand-chose.

 

[...] Sa voie du guerrier n’est pas dans la politique, mais… Tu verras à la fin ce qu’il en est. Je vais toujours vers l’inattendu. C’est quelque chose que je me suis dit, il y a une dizaine d’années, je suis la voie du guerrier : je déroute l’adversaire; on s’attend à ce que j’écrive un deuxième roman, mais les combats se suivent et ne se ressemblent pas. Les adversaires ne sont pas les mêmes : tu déroutes plus par nécessité. C’est une des fonctions du guerrier, il change de stratégie.

 


Écrire un roman:

projeter un fantasme


A. – Comment est-ce que tu as vécu ton exil, si on pouvait appeler ça un exil?



JMP. – Tu le découvriras dans le roman! [Jean-Marc Pambrun se met à ricaner.]


A. – Oui, mais ce n’est pas un roman autobiographique!


JMP. – Non, c’est vrai. Le personnage a vécu des choses que je n’ai pas vécues. C’est d’ailleurs ça qui est intéressant.


A. – Hum, c’est un personnage hybride…


JMP. – Oui, le Tahitien est un personnage hybride. Je sais que nombreux seront ceux qui se retrouveront en lui.[...]
Je me demande en fait si, à travers le Tahitien, je n’ai pas projeté un fantasme. Je me suis construit la vie que j’aurais aimé avoir. Si tu es de nature à t’interroger, à te rebeller, l’appel, si tu veux venir en aide à ton pays, est tellement fort, que quelles que soient les études que tu mènes, ça n’a plus aucune importance : tu te dis qu’il faut retourner au pays, pour te battre pour ton peuple, ta famille, pour faire avancer les choses. Lui, le Tahitien, est dans une situation assez spéciale : il se consacre à l’art. Se consacrer à l’art, c’est se mettre hors du monde. [...]


Le bambou noir 
est sorti le 15 octobre 2005, aux éditions Le Motu, éditeur Deschamps. Contact : edlemotu@mail.pf, tel. (689) 50 49 50
  


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