Il était près de neuf heures moins le quart, je ne sais plus très bien. C'était un mercredi matin, ça je m'en souviens.

J'avais un cours sur le cinéma, donné par le professeur Affron. Je venais à peine de débarquer à New York, nous venions d'emménager dans un appartement de Bayridge, tout au sud de Brooklyn. Je ne m'étais pas encore habitué au bruit de New York, de son métro, de ses bus, de ses taxis.

Je n'étais pas encore habituée à ces longues heures de transports, ces changements de train, du R au N, au M, du L au 3... je n'étais pas encore habituée aux odeurs de la rue.

J'avais l'impression de passer mon temps à sortir et rentrer, sortir de chez moi, entrer dans le métro, sortir du métro, entrer dans l'immeuble, sortir de l'immeuble, entrer dans la bibliothèque, sortir de la bibliothèque, pour entrer dans le métro, sortir du métro, pour rentrer chez moi.

Et le temps passait vite. Jusqu'à ce mercredi matin.

J'étais en retard, et je marchais rapidement, jusqu'à la 75ème rue. A l'entrée de la bouche de métro, deux ou trois personnes, ou quatre, étaient là, les regards plongés dans le bitume, leurs vinis sur les oreilles. Mais je n'ai pas fait attention, j'ai descendu les marches quatre à quatre. Et là il y avait un homme en uniforme. Mais je n'ai pas fait attention, non plus, et lorsque le passage était bloqué, je me suis retournée vers la guichetière.

"- Ma'am, what's wrong?
- I don't know what's wrong! they bombed us! they bombed us!
- What? Who?"

Et comme elle répétait la même chose, sans vraiment m'entendre, l'homme en uniforme, le visage défait m'a répondu:
"- You can't go anywhere, all the subways stations are closed, just go back home."

J'ai remonté les escaliers et dehors, l'air était frais. C'était un air de septembre, quand l'automne pointe son nez, que les arbres portent encore leurs feuilles, que la fraîcheur nous caresse le visage et qu'on garde nos mains bien au chaud dans les poches.

La rue était vide. Les immeubles autour de moi étaient si hauts et le ciel était si clair, il n'y avait personne dans la rue. J'ai tourné à gauche et comme à mon habitude, tout en marchant je regardais par terre. Et puis là, soudainement, des groupes de gens, au vini sur l'oreille, la tête en l'air, une femme criait que non, non, ce n'était pas vrai. Elle disait que non, ce n'était pas vrai.

J'ai pris mon téléphone, j'ai essayé de joindre Jim, pas de ligne. Aucun contact. Et puis j'ai levé la tête. Un énorme nuage de poussière se gonflait dans le bleu. J'ai suivi sa trace, il venait de l'autre côté, il venait de Manhattan. Alors j'ai accéléré le pas, jusqu'à l'appartement. Nous vivions au dessus d'un magasin ACE, tenu par des frères juifs, et juste à côté, au coin, une petite épicerie, tenue par des Arabes musulmans.

Dès que je suis entrée, j'ai allumé la télévision. Et j'ai vu.
Jim est arrivé peu de temps après moi. Et nous avons regardé, ensemble, le deuxième avion...

Je ne pense jamais à ces images,  qu'on nous a repassées, pendant des semaines et des mois. Non, je pense au reste. Je pense à ce qui serait arrivé, si pour une fois, je n'avais pas été en retard. Je pense à ce qui serait arrivé à Stéphane, mon ami, s'il avait accepté son entretien à cet endroit même. Je pense à ce qui serait arrivé, si j'avais décidé d'aller flâner dans le sud de Manhattan avant ce cours. Je pense à tout ce qui est arrivé, après.

Et comme si je n'avais pas réalisé ce qui s'était vraiment passé, j'ai envoyé un courriel au professeur, pour m'excuser de mon absence. Jim et moi, nous voulions partir au Canada et puis, nous avions pensé que les routes seraient encombrées et qu'il valait mieux rester.

Après ce jour là, il m'a semblé que toute la masse humaine, ces près de sept millions de personnes dont je faisais partie, ne faisait qu'un seul être. Une âme meurtrie, souffrante, endeuillée et rancunière. Je me souviens que lorsque je suis allée chez l'Arabe du coin, l'épicerie était vide de gens, et il me regardait comme pour me dire merci d'être venue, nous nous sommes compris dans un regard.

Lui, ça faisait bien plus longtemps que moi qu'il vivait à Bayridge. Mais le veto sur son épicerie n'a pas duré longtemps. Il y avait des rubans jaunes sur les arbres, tout le long des rues. Des drapeaux en bernes, dans chaque allée.

Le matin, lorsque je courais jusqu'au Verrazano bridge, et lorsque je remontais vers la 59ème rue, un, deux, trois, des milliers de rubans jaunes défilaient sur mon passage. Et des drapeaux en bernes, dans chaque allée.

Sept ans plus tard, je n'aime toujours pas regarder ces images, je n'aime pas y penser, je parle de ces autres images, celles du mercredi matin, le 11 septembre.

Thousands of yellow ribbons in my neighborhood, Bayridge, Brooklyn. Et le souvenir de ces gens de mon quartier. Assia Djebar a dit simplement, que les chiens et les chats peuvent s'entendre, s'ils ont été élevés ensemble. Une souffrance commune et incomprise peut-elle souder deux cultures, et la mort soudaine et lente à la fois, de milliers de personnes, ne devrait-elle pas exiger de l'intelligence humaine de savoir vivre ensemble.

Et le souvenir des gens de mon quartier, des rubans jaunes, de cet air de septembre un mercredi matin. Je ne l'oublierai pas.


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