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"Seizième siècle. Un navire de la flotte française. Les hommes à bord à la peau brûlée par le soleil et durcie par les vents et la mer, ces hommes à bord pêchèrent un de ces beaux rois de l'océan et le placèrent sur le pont. La bête grise et lisse gesticulait, asphyxiée, prise de douleur, sous les rires et la joie de ces maîtres du monde. Deux hommes s'approchèrent. L'un tenant le roi des mers, l'empoignant par ses ailerons frontaux, s'asseyant à califourchon sur le museau du requin pour l'immobiliser. L'autre, avec son couteau de fortune, découpa, lentement et difficilement la peau épaisse et dure, amputant un à un les ailerons du roi agonisant la gueule ouverte et silencieuse, sous les rires et la joie de ces maîtres du monde. La sueur du bourreau se mêlait au sang de la bête. Acier planté, enfoncé, englouti dans la chair palpitante. Le sang coulait, tâchait les mains du marin, souillait le pont de bois. Le corps fuselé et argenté serpentait tant bien que mal, trouvant je ne sais où, quelque force pour se débattre... La torture expiatoire fut un véritable spectacle. Les hommes, accoudés et penchés sur le pont de leur navire, fixaient, la joie au ventre, le monstre sacré, encore vivant, qui avait retrouvé son souffle dans l'océan mais qui, dans une douleur déchirante, se mit à couler au fond des mers. Ce point rouge de l'océan attira les autres requins qui descendirent dans la tombe de leur feti'i, leur frère. Un, deux, une dizaine d'ailerons transpercèrent la surface de la mer de sang. Puis une cinquantaine d'ailerons, peut-être plus. Les visages des hommes se crispèrent à la vue d'autant de monstres... Les requins encerclèrent le navire... Le second jour, puis le troisième jour, alors que l'embarcation bravait la mer, les requins suivaient inlassablement l'immense coque humaine. Un des marins prit alors les ailerons mutilés, car leur vue le dérangeait. Soudainement il se mit à penser que ces requins avaient quelque chose d'humain. Il balança les ailerons par dessus bord. C'est alors que les requins disparurent progressivement et s'enfouirent dans la profondeur océane."

 

Cet extrait ouvre le roman.

 

La métaphore du requin mutilé et de la solidarité qui en découle n'est pas anodine. Aussi, le requin est le taura, animal totem, du personnage principal qui subira à son tour une mutilation et qui ne retrouvera la dignité que parmi les siens.

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